Des cordes en or, une réalité historique ?
Dimitri Boekhoorn : Si les cordes en argent ont été attestées historiquement, on ignore si les cordes en or massif ont vraiment été employées autrefois. Aucun nom de harpiste ayant joué sur des cordes d'or ne nous est parvenu et seul un petit nombre de poèmes et de textes mythologiques irlandais font mention de harpes cordées dans ce métal. Pour certains spécialistes, ces indices, en plus d'arguments techniques, sont suffisants pour penser que l'or a pu réellement être utilisé pour fabriquer des cordes. Ce qui est sûr, c’est que les Celtes étaient d'étonnants métallurgistes – les divers objets d'art en métal retrouvés abondamment l'attestent – et ils n'avaient aucun obstacle technique pour fabriquer des cordes en or.
Les harpes dites "gaéliques", connues en Irlande et en Écosse, étaient dotées probablement de cordes en laiton mais d'autres métaux et différents alliages sont aussi mentionnés (certains termes irlandais sur ce sujet restent d'ailleurs obscurs). Au 20e siècle, les tentatives de reconstruction plus ou moins réussies de petites harpes gaéliques dites à "tête basse", comme la Queen Mary ou celle conservée à Trinity College (Dublin), se sont heurtées à des problèmes sonores et techniques : les cordes basses étaient tellement courtes qu'elles n'avaient pas assez de masse pour obtenir, ou très difficilement, une sonorité de bonne qualité. Parmi les solutions avancées, certains ont proposé de tresser deux cordes, d'autres de mettre des cordes d'un diamètre plus important ou encore de mettre des cordes filées. Ces solutions n'étaient pas convaincantes.
L'Américaine et spécialiste des harpes anciennes Ann Heymann a alors eu l'idée de prendre les textes irlandais à la lettre et d'expérimenter des cordes d'or et d'argent pour les basses de ces harpes. Grâce à sa densité accrue (deux fois plus lourd que le laiton), l'or donne un résultat très convaincant – à nos oreilles modernes en tout cas – et pourrait relever d'une réalité historique. D'après Ann, le coût, la rareté des cordes d'or, mais aussi le changement des goûts musicaux, auraient incité les Irlandais du 17e et du 18e siècle à délaisser ce type de harpes pour d'autres plus grandes, dites à "tête haute", entièrement cordées en laiton.
Caravelle, la harpe aux cordes en or
En 2006, le luthier suisse Claude Bioley, spécialiste des harpes gaéliques, reçoit une commande singulière : une cliente passionnée lui demande de fabriquer une harpe irlandaise inspirée de la Otway, datant probablement du 17e siècle. Baptisée « Caravelle », la harpe commandée est, comme l'originale, très ornée, mais d'une autre façon, par des sculptures (signées Garam), les ornements métalliques et le travail de bijouterie (signée Barbara Rytz). La personne fait venir Ann Heymann des États-Unis vers la Suisse pour essayer cette harpe. Ann suggère de monter 16 cordes en or (14 et 18 carat) dans les graves et 6 cordes en argent dans les médiums (les cordes dans l'aigu étant en laiton et en fer). Après quelques essais, il est finalement décidé de ne monter que des cordes en or. Ce qui n'était pas une nécessité technique ou sonore s'est révélé être une expérience intéressante, au résultat très satisfaisant.
Dans une harpe gaélique bien construite, les cordes résonnent par sympathie davantage que dans d'autres harpes : c'est-à-dire qu'en touchant une corde, les autres résonnent aussi. En mettant uniquement des cordes d'or, la qualité de l'instrument entier s'est donc améliorée. Le son de l'instrument est exceptionnel de par l'omniprésence de sa brillance et de la résonance prolongée. La sonorité de Caravelle surprend, y compris les plus grands spécialistes de harpe gaélique. Ce n'est pas un instrument très sonore, mais le son se diffuse de manière très homogène : à dix mètres de distance on jurerait être à côté de l'instrument, comme enveloppé dans une ambiance de douceur.
Cette harpe est encore plus exigeante car la densité d'or émet davantage d'harmoniques qu'une harpe à cordes en laiton ou de bronze, laquelle, à son tour, est plus résonante qu'une harpe à cordes filées ou en acier. Même pour un spécialiste de harpes à cordes en métal, Caravelle reste difficile à maîtriser. Il faut étouffer les cordes au maximum ce qui demande une bonne technique de jeu. À l'époque où j'étais en pleine rédaction de ma thèse, je n'avais pas beaucoup de temps à lui consacrer. Cette harpe m'a contraint à revoir mes opinions sur les cordes en métal et à adopter une position très humble.
Fabriquer des cordes en or
Lorsqu'Ann Heymann a commencé à chercher des orfèvres avec l'idée de faire fabriquer des cordes en or, on lui a tout simplement ri au nez ! Peu d'orfèvres en Europe ou aux États-Unis sont capables de fabriquer ce type de cordes, et celles-ci ne sont pas toujours commercialisées. Leur fabrication nécessite une technique dite de tréfilage. Connue depuis des siècles et assez facilement maîtrisable, cette technique n'est pourtant pas connue de tous les orfèvres : elle consiste à comprimer les molécules pour rendre la corde plus résistante. Si on tire la corde une fois de trop, elle devient trop dure et cassante. C'est le jardin secret des orfèvres initiés en la matière.
Le prix de ces cordes dépend fortement du cours de l'or. Cependant, même cassée, une corde vaut toujours son poids en or ! C'est donc, en quelque sorte, un investissement à vie moins cher, au bout de quelques années, que celui du guitariste professionnel qui doit changer son jeu de cordes en acier régulièrement, en les jetant de surcroît !
En théorie, on peut monter des cordes en or ou en argent sur n'importe quelle harpe mais le résultat n'est pas toujours intéressant. Dans le cas de harpes à caisse moulée – comme la plupart des harpes celtiques modernes industrielles par exemple – le son "tournerait" trop dans la caisse et la résonance se transformerait vite en un son très flou. Les cordes trop longues et trop fines casseraient régulièrement ; la table d'harmonie doit pouvoir supporter la tension nécessaire, bref, ce n'est pas pour rien que les harpes dites gaéliques sont de construction et de forme très différentes des harpes plus communes car elles sont faites pour être cordées en métal et seules les harpes à "tête basse" seraient faites pour être cordées en or. L'Irlande et l'Écosse ont connu une véritable tradition de fabrication de harpe pendant des siècles et nous essayons seulement d'en retrouver quelques bribes à notre époque. En fait, on n'invente rien, enfin presque !
Des cordes en or pour quelle musique ?
Bien qu'il soit possible de jouer des airs à danser rapides sur cette harpe, ce n'est peut-être pas là où elle excelle vraiment. Le répertoire gaélique ancien et pré-moderne, la musique à bourdon voire les musiques méditatives, lui vont très bien. On pourrait également penser à des compositions contemporaines sur ce genre d'instrument, pourquoi pas ? Aucun répertoire n'est vraiment à exclure même si cette harpe est diatonique. Il s'agit plutôt de s'adapter à elle et d'adopter la bonne technique de jeu, ce qui est vrai aussi pour la harpe à cordes en métal en général.
Dimitri Boekhoorn sur Caravelle (extrait de Marbhna Luimni) :
Dimitri Boekhoorn et Gérald Ryckeboer à la flûte (extrait de Kathren Oggie) :
J'ai donné des cours de technique de harpe cordée en métal à la propriétaire de Caravelle qui en retour m'a permis d'emprunter sa harpe pour la jouer en concert à plusieurs reprises et même pour l'enregistrer comme pour le CD "Clàrsach" réalisé lors Rencontres Internationales de Harpe Celtique de Dinan en 2010 ou pour l'enregistrement de mon prochain disque solo à paraître bientôt. Sans tomber dans la vénération de cette matière, de ses caractéristiques ou des ses symboles, jouer sur des cordes en or est un vrai bonheur. Le son et le toucher sont très proches de ma sensibilité musicale. Je n'ai jamais voulu me mettre trop en avant avec un tel instrument et je me défends de ne faire "que" ça. Pour certaines personnes, je suis devenu "Dimitri à la harpe d'or" mais je joue de beaucoup d'autres instruments : harpes anciennes, traditionnelles ET sur des harpes modernes, dotées de différents types de cordes... J'aurais donc envie de crier "Mais oui, je joue aussi de la harpe celtique "normale", je l'enseigne et compose de façon personnelle et moderne !". C'est dommage de voir qu'on est vite mis dans une case quelconque.
Il y a quelques années, j'ai fait quelques essais d'enregistrement avec Gérald Ryckeboer, ami et grand spécialiste de cornemuses. Il jouait jadis dans le groupe Hempson avec la harpiste Katrien Delavier et également Jean-Michel Alhaits et le regretté John Wright. Le son des cordes en or avec la flûte ou la cornemuse irlandaise de Gérald était très réussi mais, pour des raisons d'égalité de volume sonore, je lui préfère aujourd'hui une harpe gaélique à "tête haute", très puissante et spécialement conçue pour un ensemble de type Hempson.